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Pour une lutte internationale contre la grande corruption

Début juin, l’Assemblée générale des Nations unies a tenu sa toute première session spéciale contre la corruption : l’Ungass 2021. Nombre d’acteurs impliqués dans le combat contre la corruption de par le monde attendaient à cette occasion une déclaration politique forte reconnaissant la grande corruption comme un grave problème mondial, soulignant que l’impunité ne peut perdurer et que des mesures coercitives sont nécessaires pour aider les sociétés à rendre justice. Deux mois auparavant, près d’une centaine d’ONG et d’organisations de la société civile avaient notamment signé une lettre ouverte appelant les membres de l’ONU à adopter une telle déclaration et à créer un groupe de travail intergouvernemental « chargé d’élaborer des propositions techniques pour de nouveaux cadres et mécanismes qui permettraient de remédier aux faiblesses du cadre juridique et de l’infrastructure internationale actuels ». Mais cette proposition n’a pas été incluse dans la déclaration politique finale qui, comme l’ont souligné certains commentateurs, est en grande partie un rappel des obligations déjà stipulées dans la Convention des Nations unies contre la corruption de 2003. Cette occasion manquée est particulièrement inquiétante, surtout pour les pays où la corruption reste un fléau national, comme le Liban (classé au 149e rang sur 180 pays dans le dernier indice de perception de la corruption de Transparency International).

Crime silencieux

La corruption telle que nous la connaissons mine de différentes manières la capacité des gouvernements à fournir des services efficaces, inclusifs et responsables. Elle érode la confiance des gens dans les institutions, leur respect des règles, leur capacité à demander et à défendre leurs droits. Elle a un impact sur la paix, la stabilité, la sécurité, l’État de droit, l’égalité des sexes, l’environnement et les droits de l’homme. Mais dans certains pays, les conséquences dévastatrices de la corruption peuvent provoquer une catastrophe humanitaire et économique.

La corruption peut causer des dégâts inimaginables, allant jusqu’à contribuer à la survenance de véritables tragédies, telles que la double explosion meurtrière du port de Beyrouth, désormais considérée comme l’une des plus puissantes explosions artificielles non nucléaires de l’histoire moderne. Cette explosion a été ressentie en Turquie, en Syrie, en Palestine et dans certaines régions d’Europe, et a été entendue à Chypre, à plus de 240 km de là. Elle a été détectée par le United States Geological Survey comme un événement sismique de magnitude 3,3. Elle a déchiré la capitale du Liban, faisant des centaines de victimes dont des enfants, 7 000 blessés, 300 000 sans-abri et 15 milliards de dollars de dégâts matériels, en plus de dégâts psychologiques profonds dont souffrent des milliers de Libanais et leurs familles. Des milliers d’années d’histoire et de patrimoine ont été décimées d’un coup ! Et tout cela pourquoi et comment ? Une cargaison de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium (équivalent à environ 1,1 kilotonne de TNT) avait été stockée dans un entrepôt sans mesures de sécurité appropriées pendant 6 ans, après avoir été déchargée d’un navire abandonné – on ne sait pourquoi –, le tout facilité par la collusion d’intérêts privés-publics et une corruption profondément enracinée.

En mai dernier, un rapport de la Banque mondiale a fait le tour du monde en définissant la crise économique, sociale et financière libanaise comme une « dépression délibérée » susceptible de se classer parmi les dix, voire les trois plus graves épisodes de crise au niveau mondial depuis le milieu du XIXe siècle. De nombreux facteurs ont contribué à cet effondrement, parmi lesquels la géopolitique, la fragilité, les conflits et la violence, les retombées de la guerre en Syrie voisine et le poids des réfugiés qui représentent environ 40 % de la population du Liban, et récemment, la pandémie de Covid-19… Tous ces facteurs ont contribué à la crise. Mais les fondements de la crise sont sans aucun doute des décennies de mauvaise gestion de la politique économique, la mainmise de la kleptocratie libanaise sur l’État et une inaction politique délibérée et désastreuse.

Pourtant, le pire crime, le crime silencieux, a été commis contre les institutions libanaises et les fonctionnaires qui ont « résisté » de l’intérieur à la mainmise de l’État, les « contre-pouvoirs » analysés par le politologue français Pierre Rosanvallon (La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006), dont certains ont disparu dans des incidents inexpliqués – comme les colonels à la retraite des douanes Mounir Abourjeily en décembre dernier, et Joseph Nicolas Skaff, en 2017.

Cour internationale

La leçon à tirer est que la corruption tue, et que la lutte contre la corruption est une lutte pour la survie. La prévention est un pilier essentiel, mais pour cela, un effort de l’ensemble de la société est nécessaire. Nous devons tous travailler davantage pour favoriser une culture qui condamne l’impunité et récompense la responsabilité. Nous devons le faire tous les jours et partout : dans le secteur public, le secteur privé, les communautés locales, les syndicats et les groupes professionnels, parmi les étudiants et les groupes de jeunes. Partout !

C’est pour cette même raison que nous devons nous réapproprier les institutions, à commencer par le pouvoir judiciaire. Elles sont les pierres angulaires de notre combat pour regagner la confiance de l’opinion publique et tenir les promesses de l’Agenda 2030 pour le développement durable. Les pays ne peuvent pas être construits en l’absence d’institutions étatiques, en s’appuyant simplement sur le secteur caritatif !

En définitive, l’Ungass 2021 n’a pas changé la donne comme nous l’attendions pour le monde, et certainement pas pour le Liban. Mais ce n’est pas la fin de la partie. Nous continuerons à nous battre et à réclamer des mécanismes internationaux capables de lutter contre l’impunité de la grande corruption, en particulier lorsque les pays eux-mêmes ne peuvent ou ne veulent pas les mettre en œuvre. Il peut s’agir d’alternatives telles que des agences d’enquête internationales, des poursuites internationales ad hoc ou des fonctions d’enquête, et d’autres mécanismes tels que la Cour internationale anticorruption. En juin 2021, plus de 100 lauréats du prix Nobel, anciens présidents, juges de hautes cours, chefs d’entreprise et autres dirigeants éminents de plus de 40 pays ont signé une déclaration en faveur de la création d’une telle cour, qui opérerait en dernier ressort, en poursuivant les affaires de corruption que ses États membres ne veulent ou ne peuvent pas traiter eux-mêmes.

Pour les survivants du drame du 4 août et des nombreuses guerres ayant meurtri le Liban, seule la justice peut guérir la douleur profondément enracinée dans notre région tourmentée. Sans justice, il n’y aura pas de paix durable dans ce pays, ni dans de nombreux pays de la zone MENA, et certainement pas de gouvernance durable.

Par Lamia MOUBAYED BISSAT
Membre du comité d’experts des Nations unies pour l’administration publique.

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