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Le nouveau code des marchés publics, une avancée décisive mais insuffisante

Depuis plus d’un an, la lutte contre la corruption qui gangrène la vie publique libanaise est au cœur des revendications des citoyens contre une classe politique jugée coupable d’avoir plongé le pays dans la pire crise économique de son histoire par ses pratiques clientélistes et son inaction. Un diagnostic désormais partagé par les partenaires internationaux du Liban, qui ont clairement conditionné le versement de leur aide financière à l’adoption d’un certain nombre de réformes jugées cruciales. Parmi ces dernières, la réforme du cadre réglementaire encadrant l’octroi de marchés publics, actuellement obsolète et fragmenté, s’avère particulièrement essentielle.

Le diagnostic MAPS (Methodology for Assessing Procurement Systems), publié en juillet 2020, est en effet implacable : le Liban n’est conforme qu’à 11 des 210 standards d’évaluation définis par l’Organisation de coopération et du développement économiques (OCDE) et la Banque mondiale. L’absence de documents types clairs et standardisés, celle de mécanismes efficaces et rapides de voie de recours et de plaintes, le recours excessif à l’attribution de marchés de gré à gré, l’accès limité à l’information, le chevauchement des rôles des organes de contrôle ainsi que le règne des exceptions à la règle sont autant de facteurs qui génèrent des pratiques sélectives et incohérentes. Ces défaillances inhibent la concurrence, ouvrent la voie à la corruption, la collusion et les conflits d’intérêts, favorisent l’inflation des coûts des marchés et maintiennent à un niveau relativement faible l’investissement public (5 % du PIB). La soutenabilité financière de l’État en souffre, car les achats publics consomment 21 % de son budget (3,4 milliards de dollars au niveau central).

Avancées significatives

D’où l’importance de l’actuelle proposition de loi sur l’adoption d’un nouveau code des marchés publics. Initié par l’Institut des finances Basil Fuleihan et présenté au Parlement par le député Yassine Jaber, ce texte a été élaboré sur la base de concertations publiques à l’occasion du forum national organisé en juin 2018 par l’institut, et d’un diagnostic approfondi conduit en tandem avec l’Agence française de développement, la Banque mondiale et le programme Sigma de l’OCDE.

Depuis le 2 juin 2020, les discussions en commission parlementaire dédiée, au nombre de trente-sept aujourd’hui, se succèdent dans une ambiance plutôt constructive. Ce code, à caractère procédural, comporte 110 articles. Lors de la première lecture, achevée le 10 novembre, les contributions de l’ensemble des parties prenantes (publiques, privées et société civile) ont apporté plusieurs améliorations au texte. Après la fin de la seconde lecture, prévue avant la fin janvier 2021, le texte sera ensuite discuté en commissions parlementaires communes puis présenté au vote de l’assemblée générale. Le premier enjeu consiste donc à s’assurer que ce texte soit voté sans être défiguré.

Techniquement, la proposition de loi prend sa force du diagnostic MAPS et de ses recommandations. Elle s’aligne sur la loi modèle de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (2011) et sur les conclusions d’une étude comparative des cadres réglementaires adoptés par nos voisins arabes, notamment la Jordanie (2019), l’Égypte (2018), la Palestine (2014) et la Tunisie (2014). Elle favorise l’intégration des marchés publics au sein du cycle de gestion des finances publiques et préconise une budgétisation pluriannuelle, plus apte à assurer une visibilité stratégique des flux financiers. Elle se positionne aussi en faveur des objectifs de développement économique local, de l’emploi et de la production nationale et la nécessité d’optimiser les ressources.

Surtout cette loi repose sur « huit principes » fondateurs, tous nécessairement solidaires, car cette loi est une chaîne qui se maintient par la force de ses maillons : il suffit que l’un de ces principes soit bafoué pour que l’édifice perde son intégrité.

– Premier principe fondateur, la transparence. C’est la ligne directrice du texte de loi qui ordonne la mise en place d’un portail en ligne permettant à l’ensemble des parties prenantes – dont les fournisseurs potentiels nationaux et étrangers, la société civile et le grand public – d’accéder gratuitement à l’information relative à toutes les étapes du cycle de passation des marchés ainsi qu’à la performance du système (via les études comparatives et résultats des activités de suivi).

– Le deuxième principe est l’exigence d’un niveau élevé d’intégrité de la part de tous les acteurs publics et privés : des sanctions concrètes et applicables, proportionnées au niveau de gravité de l’atteinte aux règles, sont prévues afin que le dispositif soit suffisamment dissuasif.

– La professionnalisation des acteurs est clairement stipulée et prévoit la mise à disposition d’une panoplie d’outils d’apprentissage obligatoire afin de pallier à un vide réglementaire, en particulier dans le secteur public où la formation demeure jusqu’à ce jour facultative.

– Les procédures concurrentielles constituent la norme, afin que la passation de marchés publics soit au service des gains d’efficience, de l’obtention de tarifs justes et raisonnables, de la compétitivité et de la lutte contre la corruption.

– Le traitement juste et équitable des fournisseurs potentiels aujourd’hui peu respecté prend une importance particulière. La loi formule ainsi des exigences en matière de dispositifs de contrôle interne, de conformité et de mesures anticorruption pour les fournisseurs. Le recours aux exceptions et à la sollicitation d’une source unique est strictement limité par des mesures prédéfinies et dûment justifiées, selon des règles exhaustives et claires.
– De nouvelles méthodes d’achat sont proposées visant à optimiser les ressources et à gagner en efficience, à travers la centralisation des achats groupés, les accords-cadres, les appels d’offres en deux étapes et autres.
– S’agissant de la gouvernance du système, le code stipule la création de deux autorités indépendantes : l’Autorité de régulation des marchés publics et l’Autorité de traitement des plaintes et de recours. L’actuelle Direction des adjudications sera ainsi transformée en Autorité de régulation chargée entre autres de concevoir et d’opérer le portail en ligne, d’évaluer de façon systématique les résultats du processus de passation des marchés et de concevoir les indicateurs de performance et d’efficacité. L’Autorité de traitement des plaintes et de recours en phase précontractuelle permettra, elle, de contester les décisions relevant du domaine des marchés publics, de les traiter avec équité, rapidité et transparence en vue de corriger les défaillances du marché, de prévenir le non-respect des règles et d’instaurer la confiance des soumissionnaires (notamment étrangers). Ce système, qui précède et ne remplace pas la phase judiciaire, vient ainsi pallier l’une des principales failles identifiée par le diagnostic MAPS.

– Dernière avancée majeure : l’obligation de concertation – via des consultations publiques et transparentes – avec l’ensemble des parties prenantes pour l’apport de modifications au système et aux politiques de passation de marchés publics.

Risques

Il n’en demeure pas moins que toute la bonne volonté mise dans l’élaboration de cette réforme dépend de facteurs autant « politiques » que techniques, tant la classe politique libanaise excelle dans sa capacité à tergiverser.

D’abord, son temps de mise en œuvre. Partout dans le monde, la réforme de la commande publique est un processus complexe dont les fruits tardent à mûrir. « L’impatience » politique ou le portage insuffisant dans la phase d’implémentation sont des risques à prévoir en amont.

Il en va de même pour le risque de lassitude de la communauté internationale (« donors fatigue ») : sans engagements clairs et coordonnés de leur part et sans investissements substantiels orchestrés selon une stratégie partagée, les risques de chevauchement, de relâchement et de réversibilité demeurent importants.

Aussi, cette réforme perdrait de son impact en restant une réforme « solitaire », une sorte de tremplin permettant à la classe politique de « sauver la face ». Il est essentiel qu’elle soit accompagnée par d’autres réformes institutionnelles, également pensées en coproduction avec l’ensemble des acteurs, et en priorité la réforme budgétaire et le passage à un budget de programmes et de performance.

Répondre à l’insuffisance – en nombre et en compétences – des effectifs qualifiés au sein des institutions publiques et les protéger des ingérences par la garantie d’un pouvoir judiciaire indépendant sont également des enjeux de taille, notamment dans le contexte actuel de fuite des cerveaux.

Il en va aussi de la redéfinition et du partage clair des rôles en matière de surveillance, de contrôle et d’audit du cycle de passation des marchés publics, aujourd’hui sujets à de nombreux chevauchements et cloisonnements. L’Inspection centrale, la Cour des comptes, le Conseil d’État, les ministères des Finances et de l’Intérieur et des Municipalités sont autant d’institutions appelées à repenser leurs rôles et leurs procédures pour s’aligner aux normes internationales.

Enfin, il faut se donner les moyens de réussir, et en particulier se doter des outils indispensables à la numérisation des marchés publics : l’expérience de la Tunisie (Tuneps), de l’Ukraine (ProZorro), du Mexique (CompraNet) et d’autres pays démontre ainsi la nécessité de recourir à des outils modulaires et adaptables à différentes échelles. Des systèmes mal conçus ou mal sécurisés pourraient ainsi engendrer des difficultés en termes de mise en œuvre pour les acheteurs publics, les nouveaux entrants et les PME.

L’affaire de tous

Autrement dit, un code à lui seul est vulnérable et risque même de dérouter, sinon mutiler, toute vision de réforme des marchés publics. La future loi ne peut, à elle seule, mettre fin à la corruption et aux mauvaises pratiques. L’expérience de divers pays – dont l’Arménie ou l’Égypte – qui se sont satisfaits du vote d’une nouvelle loi est à cet égard éclairante.

Pour que la réforme avance, il faut en faire l’affaire de tous, ne serait-ce que parce qu’il s’agit des deniers comme du bien publics. Si la réforme prétend transformer en profondeur l’économie du pays et discipliner la dépense publique, elle veut surtout instaurer un changement de pratiques et d’attitudes, à partir des principes fondamentaux de transparence, d’intégrité, d’équité et de discipline budgétaire.

Après le Parlement, c’est au Conseil des ministres d’avancer en validant, dans les plus brefs délais, la stratégie nationale actuellement en préparation pour renforcer l’appropriation par l’ensemble de la société du processus de réforme. Cette stratégie identifie sur cinq ans et sur la base du diagnostic MAPS les priorités nationales, un plan d’action et les besoins en ressources. Il faudra non seulement la valider, mais en désigner le coordonnateur national et former un comité de pilotage réunissant l’ensemble des parties prenantes.

Aujourd’hui, plus que jamais, notre capacité à transformer l’action publique est mise à défi et met chacun face à ses responsabilités : législateurs, décideurs publics, administrateurs, bailleurs de fonds et partenaires du Liban, secteur privé, société civile, citoyens. À chacun de remplir sa part du contrat et de proposer ensemble une nouvelle manière de construire des politiques publiques.

Lamia Moubayed Bissat
Présidente de l’Institut des Finances Basil Fuleihan. Membre du comité d’experts des Nations unies pour l’administration publique.